Lisez l’entretien bilingue.

THE VARSITY

Ce roman s’adresse à beaucoup. Lorsque vous avez commencé à écrire, aviez-vous l’intention d’explorer une période historique à travers des thèmes divers ? Aviez-vous une motivation particulière ? Quelle était la source d’inspiration ?

TRISTAN GARCIA

Je voulais me frotter au monde contemporain. Ma tendance naturelle me portait depuis l’adolescence vers la science-fiction, le fantastique, les littératures de l’imaginaire, qui étaient pour moi comme un refuge face à la littérature scolaire, pétrifiée, et face au roman contemporain, qui se souciait trop, à mon goût, de mettre en scène ses conditions d’expression (la voix, les structures de la narration, de l’énonciation, etc.), pas assez de représenter le monde.

J’ai fini par ressentir la peur de vivre dans une tour d’ivoire de fictions enivrantes, mais qui n’auraient plus aucun rapport avec le monde réel, avec le monde quotidien : la vie des idées, les débats politiques actuels, mais aussi nos corps et nos maladies …

J’ai donc tenté d’écrire un authentique roman « presque contemporain », à la fois drôle et dramatique, empruntant à des événements, des débats, des prises de position et des personnes réelles de nombreux traits destinés à construire des personnages qui seraient comme des types, pas tout à fait singuliers (puisque rappelant des personnes, des attitudes communes de l’époque) mais pas tout à fait génériques (parce que possédant une identité propre, un corps, un langage, parfois une excentricité qui n’en font pas — j’espère — des figures abstraites).

J’ai placé ces personnages dans une époque intermédiaire entre le passé et le présent, aux limbes de l’Histoire et de l’actualité, quelque part entre les années quatre-vingt et les années quatre-vingt dix, dans le no man’s land de mon enfance et de mon adolescence. Je voulais faire revivre une période comateuse qui n’est pas encore entrée dans les livres d’Histoire, mais qui est déjà plus ou moins sortie des colonnes de nos journaux. Et j’ai essayé de glisser un peu de romanesque entre l’Histoire et le quotidien, entre le passé déjà mort et le présent trop vif.

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Est-ce que vous avez décidé dès le début que le SIDA aurait tant d’importance dans le roman ?

TRISTAN GARCIA

Non.

Au milieu de cette époque qu’on a encore du mal à cerner, déjà sortie des journaux, à peine entrée dans nos livres d’Histoire, il y avait le destin très particulier de la communauté gay, qui a connu simultanément les joies de l’émancipation (du corps et de l’esprit) et le tragique de la maladie. Le Sida a été comme l’arrière-boutique obscure de la vitrine à paillettes des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

Il y a eu sur les drames, les déchirements individuels et collectifs de cette histoire de la communauté gay française ou sur la maladie elle-même des témoignages, des fictions autobiographiques (de Guibert à Dustan). Mais, à mon avis, rien ne lui avait encore donné une dimension romanesque. Il me semblait que le récit des événements de la petite communauté gay parisienne pourrait trouver sa place dans l’histoire plus large de la fin du millénaire en France, en Occident, et que toute cette histoire parviendrait à se refléter dans le tableau de ce microcosme.

Si j’avais écrit un roman sur les années quatre-vingt en France sans partir de la communauté gay, de son ébullition, et en même temps de l’apparition de la maladie, ç’aurait probablement été un roman morne, gris et ennuyeux : il se passait peu de choses dans ces années de reflux, de désillusion des grands mouvements collectifs, des idées qui ont fait le XXe siècle (le communisme, les avant-gardes esthétiques, le féminisme, la décolonisation, l’underground des cultures pop, etc.). À part réécrire éternellement Moins que zéro ou American psycho, je ne vois pas trop.

Cruellement, le Sida a donné à l’époque quelque chose de tragique et de romanesque, quelque chose qui rongeait le corps, mais aussi qui mobilisait des idées, des débats.

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Il me semble que vous vous mettez à écrire hors de vos propres expériences. Deux de des quatre personnages principaux sont homosexuel, et l’intrigue suit la crise de SIDA qui dévaste la communauté homosexuelle (à laquelle vous n’appartenez pas, selon mes lectures). De plus, la narratrice est une femme et l’intrigue (au moins au début du roman) se déroule pendant les années 1980 quand vous étiez enfant, à peine politisée. Était-il nécessaire de se tenir à l’écart de votre sujet ? Si cela était le cas, pourquoi ?

TRISTAN GARCIA

Étant donné mon âge, le cadre temporel du récit correspondait à l’époque dont j’avais, comme tous ceux de ma génération, hérité et que j’avais vaguement traversée, en vivant en province, sans y participer. C’était plutôt le temps de l’âge adulte de mes parents : la mise en scène de la fin des idéologies, voire de la fin de l’Histoire, le triomphe du libéralisme économique et culturel, l’amertume du gauchisme vaincu par les joies de l’argent, de la prospérité, de l’entreprise, de la réussite individuelle, de l’hédonisme, de la bourse puis des nouvelles technologies.

Durant ces années-là, j’étais enfant et comme tout enfant, je ne percevais pas grand-chose du monde extérieur, du monde social, sinon par le prisme de ma famille. Une fois adolescent, j’ai eu l’impression d’hériter d’un monde que je ne comprenais pas vraiment, et le roman était aussi un effort pour vivre ce que je n’avais pas vécu : on écrit presque toujours de bons romans quand on écrit sur ce qui nous précède, sur ce qu’on a raté, sur la génération qui nous a précédé. Le roman c’est l’art de celui qui vient un tout petit peu trop tard, c’est souvent une manière d’essayer de revivre en adulte le temps de son enfance.

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Pour la génération des hommes homosexuels que vous traitez dans le roman, le début de l’épidémie de SIDA était le temps de la peur, l’angoisse, et la colère. Pendant l’écriture du roman, est-ce que vous vous souciiez sur l’appropriation de la voix ? Quelle était la réponse de la communauté homosexuelle ?

TRISTAN GARCIA

Je ne suis pas parisien d’origine, je n’ai pas vécu cette époque, je n’appartiens pas à la communauté qui sert de toile de fond au roman : au fond, ma légitimité pour l’écrire était nulle. Mais c’est une fiction, pas un document.

J’ai pris le risque assumé d’écrire ce livre, en considérant que mon absence totale de légitimité en tant qu’observateur ou qu’acteur de ces événements que je n’avais pas vécus me donnerait peut-être la chance d’en être le romancier, à la fois empathique et distancié. De l’avis de certains témoins de l’époque, c’était réussi : ils reconnaissaient ce qu’ils avaient vécu dans ce petit tableau. Pour d’autres, c’était complètement raté ou impudique. Soit parce que le roman ne ressemblait pas assez à ce qui avait été leur réalité, soit parce qu’il y ressemblait trop, et que je n’avais pas vraiment le droit de parler de vies qui n’étaient pas la mienne. Les réactions étaient contrastées, rarement agressives, souvent intéressées. C’est normal : les rapports entre fiction et réalité deviennent abrasifs à mesure qu’on se rapproche du présent.

THE VARSITY

Vous êtes formé dans la philosophie. Quel est le lien entre votre travail en philosophie et vos romans ? Comment choisissez-vous le moyen d’expression de vos idées ? Y-a-t’il certains genres d’idées qui seraient mieux abordés dans un roman que dans une autre forme, tels que l’essai ?

TRISTAN GARCIA

En philosophie, je m’intéresse plus ou moins à trois champs : l’esthétique (ma thèse portait sur le concept de représentation), la question animale (je viens de sortir un livre qui s’intitule Nous, animaux et humains, qui revient de manière critique sur la question lancinante du « droit des animaux ») et la métaphysique. La métaphysique n’a pas grand-chose à voir avec mes romans. Pour moi, évidemment, les thèses que je défends en métaphysique (qui sont proches du courant qu’on appelle le « réalisme spéculatif » de Quentin Meillassoux ou Graham Harman) font partie du même univers mental que les romans que j’ai écrits ou que j’aimerais écrire. Mais je me doute bien que quelqu’un qui lirait mes articles de métaphysique et mes romans aurait pour l’instant peu de chance d’identifier l’auteur des premiers à l’auteur des seconds. Tant pis.

En esthétique, je défends une position « ni strictement classique ni strictement moderne ni strictement contemporaine » qui correspond à peu près au style que j’essaie de donner à ce que j’écris : parler du monde contemporain avec des formes classiques et des idées modernes, ou quelque chose comme ça.

Quant à mon intérêt pour les animaux, il s’exprime dans le deuxième roman, Mémoires de la Jungle.

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Le titre du roman pour les lecteurs anglophones est Hate: A Romance (La Haine : Un Roman d’Amour). Comment arrivez-vous à un titre si différent de l’original, La meilleure part des hommes ?

TRISTAN GARCIA

Très lointainement, le titre français faisait écho pour moi à une expression espagnole que ma compagne (qui est d’origine andalouse) m’avait appris : « des hommes le meilleur pendu », ce qui n’est pas très flatteur pour les hommes, puisque cela signifie que même le meilleur des hommes mériterait d’être conduit à la potence.

« La Meilleure part des hommes », en français, signifiait plusieurs choses : ironiquement, cela pouvait désigner, par antiphrase, tout ce qui était exposé de mauvais ou d’immoral dans le roman (la trahison, notamment). Mais cela pouvait aussi indiquer que la meilleure partie des êtres humains était, comme il est dit dans l’épilogue, celle qui reste cachée, celle que même les plus grands salauds emportent avec eux dans la tombe. Il me semble souvent que ce que les hommes ont de meilleur est ce qu’ils ne parviennent jamais à donner, qui reste emprisonné en eux-mêmes.

En anglais, il y a une distinction entre « man » et « human », qui ne permet pas de conserver l’ambiguïté française entre l’humanité et la masculinité (puisque le livre parle beaucoup d’homosexualité masculine, et que les femmes, à part la malheureuse narratrice, en sont presque exclues). D’autre part, il me semble que « The Best part of men » signifie « la plupart de », « la majorité de », ce qui aurait provoqué un contresens : le roman parle d’une minorité, la minorité homosexuelle …

Bref. Nous avons repris le titre d’un chapitre et nous nous sommes mis d’accord avec l’éditeur pour Hate : a romance.

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Will s’accroche à l’idée que la haine possède de valeur, qu’elle soit plus fort que l’amour et la mort, qu’elle soit une façon de s’exprimer. Mais la relation entre l’amour et la haine n’est pas la négation totale. Selon Liz, qui paraphrase les sentiments de Will, «la haine = (l’amour + la mort) – les mensonges ». Will hait Doum — il veut effacer tout mémoire de son existence — mais il est extrêmement fidèle à sa haine, car il ne hait aucune personne autant que Doum. Considérant l’équation ci-dessus, Will désire-t-il simplement la gloire après sa mort, ou est-ce que sa haine représente aussi un signe d’amour ?

TRISTAN GARCIA

Je ne suis pas quelqu’un de haineux, mais la haine est un sentiment qui me fascine. C’est une sorte de remède à la mièvrerie de toutes les cultures de l’amour, qui réduisent l’amour à une positivité, qui excluent le négatif. Will, au fond, veut de la haine, parce qu’il aime trop l’amour pour accepter que tout le monde le salisse en le rendant niais, béat, commun. Plutôt que d’aimer moyennement, comme tout le monde, il préfère haïr franchement, totalement. Au fond, poursuivre de sa haine Doum est pour lui la seule manière de lui rester vraiment fidèle. Il découvre même qu’il s’attache plus à lui en le détestant que lorsqu’il l’aimait.

Sa fidélité est une valeur romanesque : il me semble qu’un roman nous permet de tout accepter de la part d’un personnage (il peut être laid, mauvais, salaud), du moment que ce personnage est fidèle, c’est-à-dire qu’il tient à son idée. Même un traître de roman peut être fidèle, s’il trahit systématiquement, c’est-à-dire s’il est fidèle à sa traîtrise.

L’idée du livre est que Will est en apparence le personnage le plus incohérent et le plus malfaisant, mais que, contrairement aux autres, il ne change pas avec l’époque, il tient à ses haines jusqu’au bout, jusqu’à sa mort. Cette fidélité, que seule la narratrice, Liz, est là pour comprendre, est peut-être la meilleure part des hommes que le titre français désignait.

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À la fin du roman on voit les conséquences des croyances de Will. Il est facile de le juger et de voir Richard comme victime. De l’autre côté, il est difficile de résister une empathie brute et biologique pour Will à la fin du roman, quand son corps le trahit. Quel équilibre espériez-vous à achever à propos de la sympathie du lecteur pour cet homme ?

TRISTAN GARCIA

L’empathie à l’égard de Will n’est possible, je crois, que par le regard que porte sur lui Liz, la narratrice. Seule femme du roman, elle est un demi personnage : elle n’agit jamais, elle subit toujours, mais elle apprend au lecteur à aimer William, qui est insupportable, chaotique, dégueulasse, qui défend des valeurs indéfendables et qui contamine volontairement ses partenaires.

L’empathie du lecteur pour Will tient précisément à la maladie, à la faiblesse de son corps et à sa défaite. Les autres personnages composent avec leur temps, se renouvellent, changent de bord politique ou reviennent vers leur milieu social d’origine : William a été utilisé par le système médiatique, il a servi de clown pour un temps, puis, comme tous ceux qui n’amusent plus, il est renvoyé vers l’oubli. Son milieu social modeste ne lui assure aucun filet de secours : il tombe.

Dans la réalité, je détesterais probablement un être tel que William ; mais par la fiction, nous pouvons apprendre à aimer ce qui est contraire à nos valeurs. En écrivant le livre, j’ai aimé William. Le lecteur qui appréciera le livre ressentira probablement quelque chose de cet amour. Mais ce n’est pas un amour immédiat, plat et commun : c’est un amour qui a traversé la haine, qui a fait l’épreuve de son contraire.

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Malgré le reniement au début du livre, on a noté tant de similarités frappantes entre vos personnages et des personnes réelles (entre Will Miller et Guillaume Dustan; Dominique Rossi et Didier Lestrade; Jean-Michel Leibowitz et Alain Finkielkraut) qu’on appelle La meilleur part des hommes un roman à clef. Quelle est votre réponse ?

TRISTAN GARCIA

Un roman à clef suppose que chaque personnage corresponde à une personne réelle. En réalité, chacun des personnages principaux du roman assemble différentes facettes de différents individus qui ont réellement existé. Le philosophe, Leibowitz, est un type, qui correspond à beaucoup d’intellectuels français de cette génération, qui ont commencé leur carrière à la fin du gauchisme, du maoïsme notamment, et qui se sont rapprochés petit à petit des néoconservateurs. En vérité, c’est un parcours fréquent en France, qui a épousé la fin de la croyance des milieux intellectuels au marxisme.

Will partage certains traits communs avec Guillaume Dustan, écrivain et perosonnalité originale de la France des années 90. Mais Dustan venait d’un milieu aisé, c’était un intellectuel et il avait repris de brillantes études de droit. William — les lecteurs du roman l’auront remarqué — vient d’un milieu très modeste, il ressemble plus à un petit punk, à un idiot volontaire.

Dominique Rossi, le personnage, est proche par un certain nombre de détails ou d’anecdotes de Didier Lestrade, figure très importante du milieu militant homosexuel (mais pas seulement). Lestrade a été un critique musical influent, qui a introduit la house en France, qui défend toujours le r’n’b contemporain. Il s’est retiré à la campagne et s’est affronté très violemment avec Guillaume Dustan à propos du problème de la sexualité non protégée, du bareback. Mais Rossi, dans le roman, est corse, issu du milieu universitaire, et il finit par faire alliance avec le philosophe réactionnaire, ce qui n’est certainement pas le cas de Didier Lestrade. Je conseille la lecture de son Act-Up, une histoire, ou de ses récentes Chroniques du dancefloor.

Pour écrire un roman sur le monde contemporain, sur les débats d’idées, sur la politique, il faut nécessairement s’emparer des positions publiques de certaines personnalités réelles. Mais c’est comme si le roman recomposait des personnages en les sculptant à partir de différents profils de personnes réelles.

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Liz rejette les «autofictions» de Will (ce terme est moins populaire à l’Amérique du Nord qu’en France). Que pensez-vous de la scène contemporaine de la littérature française ?

TRISTAN GARCIA

Au moment où j’ai écrit ce livre, j’étais très en colère contre la domination de ce genre sur la littérature française. Cela me semblait la littérature plate de l’univers ultralibéral contemporain : chacun n’a plus que lui-même, son « soi » à transformer en fiction. Ce genre a été très populaire en France.

Je n’aimais pas ces ouvrages qui réduisaient la littérature à la seule voix de l’écrivain, à son corps et à sa personne : l’écrivain utilise sa famille, ses origines, ses maladies, ses histoires d’amour, comme si chacun n’avait plus accès aujourd’hui qu’à sa propre expérience, que nous n’étions plus capables d’embrasser le monde par l’imagination, par la fiction. Comme si nous étions fatigués du monde, et repliés sur notre individualité. Ce roman était écrit polémiquement contre cette idée : je voulais raconter l’histoire d’une époque, d’une sexualité, de communautés qui ne sont pas les miennes. Le roman m’a toujours paru un outil de connaissance du monde : je me contrefiche de moi-même, je ne m’intéresse peu et je ne me connais certainement pas. C’est le rôle des autres de me connaître, de me dire ce que je suis. Mon rôle, c’est de connaître les autres.

THE VARSITY

Les lecteurs anglophones attend la traduction de Mémoires de la Jungle. Que pouvez-vous nous dire de ce roman ?

TRISTAN GARCIA

On pourrait dire que La Meilleure Part des hommes était un essai de roman d’un autre genre et que Mémoires de la Jungle est une tentative de roman d’une autre espèce. C’est une expérience romanesque sans doute plus étrange que la première, par laquelle j’ai voulu, un peu fatigué par la voix humaine, les discours et les corps de notre espèce humaine, d’embrasser la subjectivité d’une espèce différente, quoique proche, de la nôtre. C’est le roman naïf (au sens d’une peinture « naïve », comme chez le Douanier Rousseau) d’un chimpanzé qui a appris à parler.

Cette idée me trottait dans la tête depuis longtemps : après tout, il y a du chimpanzé en nous, et il m’arrivait souvent de me sentir, en tant qu’homme, comme un singe déchu. Quelques années après le baccalauréat, j’ai suivi des cours d’éthologie, notamment ceux de Dominique Lestel, qui m’a fait lire Gregory Bateson, Jerome Bruner, Frans De Waal et comprendre les grandes étapes scientifiques de l’étude moderne des chimpanzés, des gorilles, des orang-outangs ou des bonobos. J’ai lu avec beaucoup d’intérêt les théories mais aussi les anecdotes relatives aux aventures dans la jungle des « Leakey’s girls », Dian Fossey, Jane Goodall et la moins célèbre Biruté Galdikas (modèles du personnage de Janet, dans le roman), aux expérimentations en laboratoire des époux Gardner, de David Premack, d’Herbert Terrace ou des Savage-Rumbaugh. J’ai découvert le génie propre à ces singes en captivité, maniant des langages des signes, des lexigrammes ou des idiomes artificiels comme le Lantek, de Washoe à Koko, de Sarah à Nim, de Kanzi et Mulika à Loulis.

Ces expériences fascinantes et romanesques ont été ignorées en grande partie par la littérature et le cinéma.

Durant toute cette période, j’ai totalement remis en question mes certitudes philosophiques scolaires sur les différents propres de l’homme : langage, culture, outil, rire, conscience de soi ou conscience de la mort. J’ai appris à reconnaître chez les grands singes un comportement social, de la culture, de la politique, des outils et des modes de communication d’une grande finesse. Je me suis intéressé à cette variété incroyable d’expressions, de tambourinements, de cris, de gestes, de postures … Mais ce qui m’a le plus fasciné, très vite, c’est la volonté farouche des scientifiques, à partir des années quarante environ et après l’œuvre fondatrice de Robert Yerkes, d’éduquer et de faire parler des grands singes comme des hommes.

Et j’ai voulu en faire un roman original.

THE VARSITY

L’histoire est racontée du point de vue d’un chimpanzé ? Dans quel but ?

TRISTAN GARCIA

L’histoire est la suivante : dans l’avenir, l’Afrique a été laissée en jachère par les êtres humains. Seuls quelques scientifiques continuent d’étudier, près du lac Victoria, la faune et la flore. Un couple d’éthologues décide d’adopter un petit chimpanzé et de l’éduquer en même temps que leur jeune fils et que leur fille, plus âgée. Alors que le petit singe, qui est le narrateur, apprend à s’habiller, à manger comme un être humain et à parler, à l’aide du langage des signes notamment, son frère humain tombe malade et régresse.

Devenu adulte, le chimpanzé narrateur, Doogie, est victime d’un accident d’avion. Il s’écrase dans la jungle du Cameroun. pour survivre et revenir chez lui, au zoo, il doit se dépouiller progressivement de son éducation humaine, réapprendre à être un animal, retrouver du flair, combattre d’autres singes, se nourrir de feuilles et d’insectes.

Au fur et à mesure du roman, qui est en partie expérimental, Doogie perd sa faculté à parler. Son langage devient plus difficile, plus incohérent.

Comme dans le cas de La Meilleure part des hommes, mon principal intérêt dans l’écriture de ce roman était de faire parler un être à la voix étrange, nerveuse, parfois irrationnelle. Dans le premier livre, c’est William Miller et ses raisonnements invraisemblables, son débit familier et pourtant singulier, ses expressions bancales, le rythme de sa pensée inconséquente, qui m’intéressaient. Dans le second ouvrage, c’est le langage du chimpanzé. Doogie est cette fois omniprésent puisqu’il est le narrateur principal. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de langues très éloignées de la mienne, de mon débit de parole, de mon type de pensée, de mon comportement général, plutôt posé. Je recherche des personnages qui pensent et parlent le plus loin possible de moi.

Je ne sais pas si j’y arriverai, mais en écrivant j’essaie de faire parler autre chose que moi par ma voix. Une sorte de transe rationnelle, peut-être.